Rousseau : une voix toujours émancipatrice

C’est dans une relative discrétion
que le trois centième anniversaire
de la naissance de Jean- Jacques Rousseau (1712-1778) a été célébré. Philosophe démocrate, partisan d’une pédagogie novatrice et inspirateur des grands combats révolutionnaires de 1789 et 1793, le citoyen de Genève sentirait-il encore
le soufre en ce début de XXIème siècle ?

Jean-Jacques Rousseau est né le 28 juin 1712 dans une famille d’horlogers genevois. Le jeune Jean-Jacques grandit dans la cité républicaine où le peuple exerce la souveraineté politique. Bien que la réalité soit beaucoup plus nuancée, ce modèle genevois demeure une source d’inspiration pour Rousseau. Le futur philosophe est également élevé dans un certain rigorisme calviniste qui est alors la religion obligatoire depuis la conversion de Genève à la Réforme en 1534.

Une jeunesse mouvementée

Placé en apprentissage de 12 à 16 ans, il vit très tôt dans sa chair l’expérience de l’humiliation tant son patron le maltraite. Trouvant, un soir de 1728, les portes de Genève fermées, il décide de fuir à travers la Savoie. Il fait, quelques jours plus tard, la rencontre de sa vie à Annecy : Madame de Warens. Converti au catholicisme, Rousseau découvre auprès de sa bienfaitrice la musique, l’amour et les voyages. Il visite Paris pour la première fois en 1731. Il commence à écrire des poèmes et de la musique, notamment des opéras. Il se marie ensuite à Thérèse Levasseur en 1745 et ils auront cinq enfants qu’ils abandonneront tous aux Enfants-Trouvés. Vivant désormais à Paris, Jean-Jacques se lie à Diderot qui commence alors la coordination de l’Encyclopédie. Rousseau y rédige des articles sur la musique et la botanique. Il remporte ensuite en 1751 un concours de l’Académie de Dijon avec un texte sur les sciences et les arts où l’on sent déjà les prémisses de sa rupture avec les philosophes des Lumières. Selon lui, loin d’épurer les mœurs, les arts détournent l’Homme de sa vraie nature politique et sociale. Souhaitant vivre de son travail et non grâce à la protection des princes et des financiers qu’il a en horreur, il rompt avec le mode de vie oisif des intellectuels comme Voltaire pour se faire copiste de musique.

L’ennemi de l’inégalité
et des privilèges

C’est cependant son Discours de 1755 sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes qui entraîne la rupture définitive entre Rousseau et les penseurs des Lumières. Réfléchissant à l’origine des inégalités sociales, Jean-Jacques Rousseau formule une hypothèse révolutionnaire. Selon lui, l’inégalité remonte à une cause première : la propriété privée. Il écrit : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ! ” ». Rousseau refuse la fatalité des distinctions sociales et n’admet pas que l’on puisse y voir une volonté divine contre laquelle l’homme ne pourrait rien. Cette thèse subversive s’en prenant aux racines même des inégalités détournent Rousseau des penseurs de son temps. Voltaire caricature outrageusement les positions de son ennemi intime. Néanmoins, celui-ci n’abdique en rien ses idées et approfondit même sa réflexion dans le Contrat social qui paraît en 1762. Désormais installé à Montmorency, loin du Paris mondain de ses anciens amis des Lumières, il y écrit ses plus importants ouvrages.

Dans le Contrat social, Rousseau disserte sur le passage de l’état de nature – où les hommes sont gouvernés par l’instinct et dirigés par la force – à la société civile où ils devraient être gouvernés par des lois communes. Le philosophe montre comment un pacte social, librement consenti, est nécessaire pour assurer l’égalité entre les Hommes. Tout l’édifice repose alors sur la souveraineté absolue du peuple. C’est au peuple dans son ensemble et non à quelques privilégiés qu’il convient d’exprimer la volonté générale. Rousseau prend cependant bien soin de préciser qu’une telle démocratie directe ne peut être envisagée qu’à l’échelle d’un petit Etat du type Genève. Le concept de souveraineté populaire est néanmoins déflagrateur pour les monarchies absolues qui règnent alors sans partage dans presque toute l’Europe.

Un pédagogue
de l’émancipation

C’est à la même époque que Rousseau écrit l’Emile, son livre de pédagogie qui va révolutionner la manière de concevoir l’éducation. S’inspirant des idées humanistes d’un Montaigne, il refuse d’envisager une éducation se réduisant à un simple « bourrage de crâne ». Il ne faut pas contrarier la nature profonde de l’enfant et le laisser observer le monde, lui permettre de développer son sens critique. Il faut donc le tenir éloigné du savoir livresque qui le détourne de l’observation du monde réel et de la nature. Rousseau condamne l’autoritarisme et souhaite que l’adolescent fasse l’apprentissage d’un métier manuel qui lui permettra ensuite de vivre en toute indépendance matérielle. Cette idée d’être à l’écoute des instincts de l’enfant et de laisser se développer librement son sens de l’observation est une source d’inspiration pour la pédagogie moderne de Freinet.

C’est cependant le livre IV de L’Emile qui va attirer les foudres du pouvoir sur Rousseau. Dans un long chapitre intitulé « la profession de foi du Vicaire savoyard », il critique l’athéisme et affirme la nécessité d’une transcendance pour chaque être humain, puis définit une religion naturelle sans clergé, s’écartant des vérités révélées du dogme chrétien.

Le retrait et l’heure de gloire révolutionnaire

Les principes démocratiques radicaux du Contrat social et les attaques contre le clergé de L’Emile entraînent la condamnation de Rousseau par le Parlement de Paris. En possible état d’arrestation, l’écrivain quitte Montmorency pour la Suisse puis l’Angleterre. Violemment attaqué par Voltaire, il sombre dans la dépression et la paranoïa. Il continue à vivre de son travail de copiste mais sa situation matérielle est dure. Toujours sous le coup d’une condamnation, il vit dans la peur et sans véritable ami. Au printemps 1778, il trouve enfin un peu de repos dans la propriété d’Ermenonville du marquis de Girardin. Malade et déprimé, il s’y éteint le 2 juillet 1778 à 66 ans.

Dix ans plus tard, la Révolution française va remettre au goût du jour les grands concepts rousseauistes. Son idée centrale d’un peuple souverain sera le fil conducteur de la constitution démocratique rédigée en 1793 par Robespierre et les Montagnards. L’auteur du Contrat social fait son entrée au Panthéon en avril 1794 aux côtés de Voltaire. Avec la République bourgeoise puis l’Empire et pire encore, après la Restauration de 1815, la pensée rousseauiste est dénoncée comme subversive pour l’ordre social. Il faut attendre l’avènement de la IIIème République pour voir Rousseau (un peu) réhabilité, même s’il est souvent expurgé de sa dimension radicale.

L’oublié des commémorations

En 2012, Rousseau n’aura pas droit à une commémoration nationale mais à une multitude de célébrations locales. Mais c’est un Rousseau édulcoré qui est souvent présenté alors qu’il a encore tellement de choses à nous dire aujourd’hui. A l’heure de la mise sous tutelle des peuples et des politiques de rigueur brutales, les concepts de souveraineté populaire et de démocratie directe gardent toute leur force. Alors que l’on s’interroge sur la reconstruction d’une école émancipatrice, les idées pédagogiques de L’Emile demeurent d’actualité. Au moment où les inégalités de revenus explosent et où une caste parasitaire continue à s’enrichir, le penseur de l’égalité a toujours des réponses à nous apporter. C’est le Rousseau défenseur d’une République démocratique, adversaire du cléricalisme, pourfendeur de la propriété privée, dénonciateur implacable de l’accumulation de la richesse, que nous voulons célébrer. Nous pourrions d’ailleurs appliquer à notre époque, où la lutte des classes reste d’une frappante actualité, le constat d’une divergence absolue d’intérêt entre le riche et le pauvre que l’écrivain faisait dans son Discours sur les richesses de 1753 : « Il (le riche) voit sans pitié ces malheureux, accablés de travaux continuels, en tirer à peine un pain sec et noir qui sert à prolonger leur misère. Il ne trouve point étrange que le profit soit en raison inverse du travail, et qu’un fainéant dur et voluptueux s’engraisse de la sueur d’un million de misérables épuisés de fatigue et de besoin ».

Julien Guérin