Les organisations à l’épreuve de la spontanéité

Le 8 septembre dernier, près de 150 000 personnes défilaient dans les
rues de 130 villes et villages autour de mots d’ordre simples : «
changer le système, pas le climat » ou encore « dans nos rues pour le
climat ». Un mois après, le 13 octobre, les cortèges étaient à peine
moins denses et nombreux. Il s’agit à ce jour des plus grosses
mobilisations jamais organisées en France sur la question climatique.

Un succès très largement construit en dehors des cadres
organisationnels classiques : les grandes ONG environnementales, les
collectifs et organisations qui mènent campagne sur la question
climatique, les syndicats et des organisations comme ATTAC ont certes
largement appuyé ces manifestations. Mais, elles se sont surtout
préparées ailleurs. Une confirmation supplémentaire du fait que, de
plus en plus souvent, le démarrage d’une mobilisation échappe et
déborde les organisations ? Quel rôle, alors, peuvent jouer des
organisations syndicales dans ce contexte ?

Répondre à ces questions implique au préalable de les reformuler, en
prenant un peu de distance avec le grand récit de la spontanéité. Ou
plutôt : il est nécessaire de s’accorder sur ce que recoupe réellement
la spontanéité, a fortiori si elle est pensée en opposition aux
organisations.

Ainsi, le grand récit de la spontanéité des mobilisations – entonné
désormais régulièrement (au démarrage du mouvement contre la loi
travail, en mars 2016) – estil une manière, pour des actrices et
acteurs divers de justifier et rendre légitime ce qu’ils et elles
entreprennent, à une époque où les organisations (partidaires,
syndicales, associatives) sont volontiers décriées.

Pour le dire autrement : bien souvent, celles et ceux qui vantent la «
spontanéité » d’une mobilisation nous parlent plus de ce qui « doit
être » (à leurs yeux) que de ce qui est (ou que de ce qui a
été). C’est pour autant le signe évident d’une volonté forte de
déborder les organisations, et de construire des formes de
mobilisation qui échappent aux organisations. Il est donc absolument
indispensable de prendre au sérieux ce désir manifeste
d’autonomie. Mais il est tout aussi nécessaire de porter un regard
distancié sur la réalité de ce qui s’est passé. Sans cela, la
spontanéité sera renvoyée à ce qu’elle est dès lors qu’on la sépare du
lent travail d’organisation : un surgissement aussi imprévu et bref
que stimulant, qui ne nous semble sans précédent que parce qu’il n’a
aucun lendemain.

« Organisationalité diffuse »

L’absence d’organisation est évidemment un mythe. Mais l’organisation
peut prendre des formes très différentes : elle peut prendre la forme
des organisations, mais elle peut aussi se faire par d’autres
canaux. L’utilisation des réseaux sociaux, d’outils tels que Discord
(forum de discussion en ligne utilisé au départ par des gamers), les
groupes Whatsapp ou Telegram permet de prendre en charge le travail de
préparation d’une mobilisation nationale sans passer par le truchement
d’une fédération syndicale ou d’une association nationale. Ces outils
permettent de trouver des débouchés organisationnels immédiats à la
méfiance vis-à-vis des organisations. De telle sorte que cette
dernière se traduit (en même temps qu’elle est permise) par une «
organisationalité diffuse » : nous sommes de plus en plus nombreuses
et nombreux à nous organiser, mais nous ne le faisons plus
nécessairement dans le cadre d’organisations instituées.

Ainsi, la participation à l’organisation d’une mobilisation (qu’il
s’agisse d’une marche, d’une campagne, voire d’actions de plus haute
intensité tel que le blocage d’une mine de charbon) ne requiert plus,
comme préalable, d’appartenir à une organisation. Adhérer à une
association, à un syndicat ou à un parti politique n’est plus la porte
d’entrée privilégiée vers le travail d’organisation.

Bien sûr, ces glissements posent de nombreuses questions. Les
organisations savent s’inscrire dans la durée, et peuvent penser des
stratégies de long terme. Les agrégats plus informels ont plus de mal
à passer cette épreuve et ont plus volontiers tendance à privilégier
les questions tactiques et à organiser des « coups », quitte à les
répéter. Par ailleurs, en particulier en matière climatique, la
méfiance envers les organisations se traduit souvent par une mise en
avant des actions individuelles comme forme privilégiée de
changement. S’il ne s’agit plus d’éteindre le robinet en se brossant
les dents, mais d’affirmer (pour reprendre le nom d’une campagne au
succès croissant) que « ça commence par moi ».

L’individu au centre ?

Que l’individu soit le point de départ de toute mobilisation et action
efficace en matière climatique ne va pourtant pas de soi, a fortiori
si on considère que l’individu en serait également le point
d’arrivée. Le risque est alors grand de sortir du registre politique
pour se situer sur celui de la morale. Les discours sur la
spontanéité, en particulier dans leur dimension prescriptive,
soustendent souvent une approche dans laquelle il n’y a plus ni
rapport de domination ou de pouvoir, ni classe, ni race, ni genre
(scories du passé, trop connotées politiquement pour ne pas être
suspectes), seulement des individu-es agrégé-es les un-es aux autres.

Il est donc indispensable de penser la spontanéité autrement qu’en
l’opposant à l’organisation, et de penser l’organisation autrement
qu’en l’opposant aux organisations. Le rôle des organisations pourrait
alors être d’ouvrir des espaces de formation, de socialisation
politique et de discussions stratégiques, en proposant des formes
d’engagements fluides, tout en sachant s’effacer derrière des
messages, des revendications, des visages, des voix et des corps qui
ne leur appartiennent pas, ne leur ont jamais appartenu et ne leur
appartiendront jamais. Les organisations ont également un rôle crucial
à jouer en rappelant que nous ne sommes pas tous et toutes égales et
égaux, nous n’avons pas toutes et tous les mêmes responsabilités. Les
agrégats d’individu-es ne sont pas des ensembles plats, au sein
desquels nous convergerions sans obstacle ni différences. Et à
rebours : le fait que des individus ne soient pas organisé-es dans une
organisation ne signifie pas que l’ensemble qu’ils et elles forment
est plus représentatif de la société dans son ensemble. Les marches du
8 étaient ainsi très majoritairement des marches blanches, alors même
que les personnes racisées vivant dans les quartiers populaires compte
parmi les premières victimes de l’inaction environnementale et
climatique (pollution atmosphérique, passoires énergétiques,
surmortalité lors des épisodes caniculaires, etc.).

Un rôle essentiel des organisations

Les organisations ont aussi un rôle à jouer, en aidant à penser les
chaînes de responsabilité, à pointer du doigt les manières dont nous
pouvons agir collectivement pour renverser les rapports de force, à
concilier l’affirmation que « ça commence par moi » avec l’acceptation
que « ça ne pourra passer que par l’affirmation d’un -ou de plusieurs-
nous », et à multiplier les allers-retours entre l’action individuelle
et l’action collective.

Enfin, il est évident que les organisations continuent de jouer un
rôle central dans le maillage territorial : elles seules sont en
mesure de faire changer d’échelle les mobilisations et de s’assurer
qu’elles rassemblent à la fois plus de monde, dans plus de villes et
de villages, qu’elles soient plus représentatives de la société et
qu’elles se structurent autour de messages clairs.

Car c’est là le gros enjeu : afin de durer et d’avoir un impact, il
faut parvenir à sortir des grands messages généraux et
consensuels. Ceux-ci sont certes indispensables : ils permettent de
mobiliser largement, et de trouver des débouchés à une volonté diffuse
de descendre dans la rue, à la suite, par exemple, de la démission
d’un ministre de l’environnement. Mais, il faut arriver à atterrir sur
des revendications un plus précises, pour remporter des batailles
concrètes. En matière climatique, Nicolas Hulot lui-même l’a dit quand
il a démissionné : l’action pour le climat n’est pas soluble dans le
néolibéralisme. Nous devons donc amorcer cette rupture-là – en
multipliant les campagnes (telles que celles que 350.org et ATTAC
mènent sur le Livret du développement durable et solidaires, par
exemple) mais en parvenant également à résister aux autres leviers du
projet néolibéral (casse du Code du travail, réformes des retraites,
suppressions de poste dans l’Éducation nationale, etc.).

En raison de leur capacité à se mobiliser sur plusieurs fronts à la
fois, tout en montrant en quoi tout se tient, les organisations ont là
aussi un rôle essentiel à jouer.

Nicolas Haeringer