Le roman comme travail de mémoire

Comment parler de la guerre d’Espagne en Espagne ? De cette révolution qui servit de laboratoire pour la barbarie nazie. Comment faire œuvre de mémoire tout en écrivant une fiction qui devrait paraître plus vraisemblable que la réalité elle-même. Les essais sont aujourd’hui multiples. Il fallait donc changer l’angle de vue, se servir des techniques du cinéma, et introduire une distance géographique pour un regard à la fois plus neutre et plus coupable d’être neutre.

La littérature espagnole se construit sur cette mémoire niée par les autorités. Surtout ne pas parler du passé, de la guerre civile, de Franco et des meurtres commis pendant cette période. La littérature et la mémoire font bon ménage. Elles se mêlent à l’Histoire sans en respecter totalement les codes. Cette liberté est nécessaire pour retrouver les chemins détruits d’une mémoire collective.

Antonio Munoz Molina s’y essaie à son tour en grand écrivain qu’il est, utilisant toutes ces techniques.

Philippe Bataillon, le traducteur, prévient dès l’abord, « Dans la grande nuit des temps » n’est pas un roman historique. Pourtant, des personnages de l’Histoire sont présents, hissés au rang de personnages de fiction. Il fallait donc un lexique pour se retrouver dans les sigles de l’époque et dans le détail des personnages de notre Histoire en même temps que celle de l’Espagne. L’architecte Ignacio Abel, double de l’auteur -à la fois narrateur, témoin, voyeur, arrive à New York. Avec une fluidité étonnante, le lecteur est entraîné dans le passé de l’architecte, dans un présent américain et dans un espace-temps dominé par cette Espagne en révolution qui connaît une multitude d’affrontements. Entre fascistes et Républicains, entre les staliniens, le POUM et les anarchistes, entre Socialisme ou Barbarie. Une période clé pour comprendre l’Espagne d’aujourd’hui, cette Espagne qui ne sait comment faire vivre ce passé et, du coup, se trouve amputée d’une partie de son avenir.

Nicolas Bénies

◗ « Dans la grande nuit des temps »,
Antonio Munoz Molina, Seuil, Paris, 2012, 760 p.